Relever le gant
À la fin de l’été 2009, il y a donc un an exactement, s’est produit dans la vie de l’artiste une catastrophe. Les grandes peintures sur papier exécutées au printemps, spontanées, fluides, à la fois brutes et subtiles, avaient été sélectionnées pour une exposition à venir, soudain elles ont disparu, elles n’existent plus. La nouvelle le sonne, il y a de quoi. Difficile après ça de se remettre à
l’ouvrage, d’en sortir quelque chose – faut-il reprendre la recherche en cours, est-ce possible, faut-il même refaire ce qui s’est perdu – ou bien que faire d’autre?
À cela, s’ajoute le poids de la peinture. Toute une histoire, qu’il ne méconnaît pas, une tradition, des maîtres, chefs-d’oeuvre, quantité de tableaux dont il a toutes les raisons de savoir le pouvoir, la portée, impossible donc de faire table rase – ce qui ne simplifie pas les choses. Impossible d’autant que, par exemple, Daniel Schlier et Marc Desgrandchamps. Ou Gasiorowski, Bram van Velde. Hélion, Redon. Pincemin. Peter Doig…
J’en passe. Enfin, son tempérament de peintre et d’homme rejoint assez exactement la citation de Beckett choisie pour accompagner son travail dans le catalogue des diplômes de l’école supérieure des Arts décoratifs de Strasbourg, dont il sort en juin 2009, avec mention : « Jamais rien d’autre. Essayer. Rater. N’importe. Essayer encore. Rater encore. Rater mieux. »
Rien, pourtant, de tout cela n’empêche ces Portraits.
Au contraire ?
Rien, car en dépit de l’adversité, d’encombrants aînés, d’une lucidité dangereuse… Jean-Baptiste Defrance d’abord est peintre, ensuite lutte, et ne cède pas.
Il a pu mettre à l’épreuve sa détermination, notamment quant à sa discipline (peinture). Mais s’il s’essaie à d’autres pratiques – après la photo, vidéo, après le théâtre, sculpture –, c’est surtout histoire de vérifier qu’il n’y a pas de doute, aucun, quant à celle qu’il a élue. Il a cette année changé de support, de manière, format, densité, couleur. Après le papier qui lui convenait tant, non seulement la toile, mais le bois. Après les transparences, quasi aquarelle ou lavis, d’autres effets de
matière, la cire aidant, l’opacité, une consistance parfois presque ingrate, lignes, structures
complexes, frisant le chaos – ça résiste, en fait. Rien n’est donné ? Or une aisance se lit de plus en plus, ou de mieux en mieux dans son geste, aisance à son tour mise au défi – car il ne s’agit pas, il le
dit, de « bien peindre ».
Aussi, il a mis au clair, exprimé les raisons qui le font partir d’objets familiers, plus ou moins reconnaissables (lui seul connaît vraiment leur identité propre), permettant au spectateur, s’il le souhaite, de se projeter soit en retrouvant cette chose – sac, soulier, couvre-chef –, que lui-même
utilise, soit en trouvant là tout autre chose, qui peut aller du paysage à l’abstraction, impur ou pur plaisir de la peinture.
Jean-Baptiste Defrance aujourd’hui se tient donc sur le fil. Il a constitué son lexique, élaboré sa grammaire, énoncé les premières phrases de ce qui fait son langage – et en même temps, il est prêt à l’enrichir, voire en changer, à user d’une langue étrangère qu’il ferait sienne, à terme. Car il
ne saurait se satisfaire de ce qu’il peut exécuter d’emblée. Il n’en tire ni gloire, ni mérite, c’est affaire d’honnêteté, de sauvegarde. Son domaine est déjà, peut-être à jamais, celui de l’intranquillité.
Qui sait, qui pourrait dire où ira sa peinture, vers quels sujets, quelles tonalités, quel mode ?
La dimension de l’atelier, je pense, demeurera longtemps, dans les petits, moyens formats par exemple, comme autant d’essais pouvant former séries. Puis il y a l’ambition, ferme d’autant qu’elle est modeste. Et autant que réserve consciente, une profonde générosité.
Tout cela va se faire: à la fois se tendre et s’assouplir, se densifier, respirer, vivre.
Un an après la perte, l’espace est habité, ces Portraits l’occupent, vous les voyez.
C’est assez pour définir, à ce jour, la physionomie de l’artiste, sa mesure.
Ceux qui regardent sa peinture y trouvent d’ores et déjà matière à contemplation, interrogation, et peuvent attendre, curieux, pourquoi pas obscurément confiants, la suite.
Anne Bertrand, critique d’art et commissaire d’exposition